On ne le sait pas forcément mais c’est à la base un remède antipaludisme qui est devenu l’un des apéritifs préférés des Français, à savoir le fameux Picon-bière !
Cela a en effet débuté en 1837, quand Gaétan Picon, un jeune distillateur originaire de Marseille, débarque en Algérie pour y tenter sa chance. Face aux ravages du paludisme qui décime les troupes françaises et les colons, il met au point une liqueur amère à base d’écorces d’orange, de gentiane et de quinquina – censée protéger contre la malaria.
Son élixir rencontre un succès fou, bien au-delà de ses vertus médicinales supposées. En 1872, Gaétan Picon s’installe à Marseille et industrialise sa production. Mais c’est vraiment dans l’Est de la France que le Picon va trouver son public le plus fidèle. Pourquoi l’Est ? Mystère, ou peut-être que cette région frontalière, avec sa culture brassicole et ses traditions d’apéritif, était le terreau idéal pour cette liqueur corsée.
Aujourd’hui, en demandant un Picon-bière à Paris, on risque de recevoir des regards perplexes. Mais en traversant la France vers l’Est – Alsace, Lorraine, Franche-Comté, Bourgogne – là, c’est une autre histoire. Dans ces régions, le Picon-bière règne en maître absolu sur les comptoirs des bistrots.
C’est l’apéro social par excellence, celui qu’on commande sans réfléchir après le boulot, celui qui ponctue les parties de cartes interminables, celui qui accompagne les discussions de comptoir. À Strasbourg, Metz, Besançon ou Dijon, le Picon-bière, c’est presque une institution. On le boit debout au zinc, on le sirote en terrasse, on le partage entre amis avant de passer à table.
Ce qui est fascinant, c’est que cette boisson n’a jamais vraiment conquis le reste de la France. Le Picon-bière reste obstinément régional, comme le pastis est provençal ou le cidre normand. Cette identité territoriale forte en fait un marqueur culturel : boire un Picon-bière, c’est revendiquer son appartenance à l’Est, ou au moins y rendre hommage.
La géographie du Picon-bière dessine une carte de France bien particulière. Si le Picon est né à Marseille et reste présent dans le Sud (où on le boit plutôt avec de la limonade, en « Picon-citron »), c’est vraiment l’axe Est qui en a fait sa boisson fétiche.
L’Alsace est probablement l’épicentre du phénomène. Dans les winstubs de Strasbourg comme dans les petits villages viticoles, le Picon-bière coule à flots. La Lorraine n’est pas en reste, tout comme la Franche-Comté où certains bars affichent fièrement des statistiques ahurissantes : plusieurs centaines de Picon-bière servis chaque semaine.
Fait amusant : en traversant la frontière vers la Suisse ou l’Allemagne, le Picon-bière disparaît quasiment du paysage. C’est une spécialité bien française, et même bien est-française, qui ne s’exporte pas.
Au moins 150 millions de Picon-bière bus chaque année
Quoi qu’il en soit, en 2016 (derniers chiffres en date trouvés), la vente de Picon en France s’élevait à 4,6 millions de litres, dont près de 70% dans les régions Nord-Est (plus de 3,2 millions de litres). Le reste du pays (environ 1,4 million de litres) se partage les 30% restants. Au total cela représente environ 153 millions de Picon-bière potentiellement servis chaque année en France !
Penchons nous sur le côté gustatif. Il faut savoir que le Picon-bière joue sur un équilibre délicat. Le Picon apporte son amertume caractéristique, ses notes d’orange confite et de gentiane, avec une pointe de caramel qui adoucit l’ensemble. Mélangé à une bière blonde – généralement une pils bien fraîche – il crée une boisson rafraîchissante et complexe.
Ce n’est ni trop sucré ni trop amer, ni trop fort ni trop léger. C’est cette position intermédiaire qui en fait un apéritif parfait : il ouvre l’appétit sans l’anesthésier, il désaltère sans remplir, il titille les papilles sans les agresser.
Côté accords, le Picon-bière se marie merveilleusement avec les incontournables de l’apéro alsacien : bretzels salés, tranches de saucisson, cubes de Comté et bien sûr les cacahuètes grillées. Son amertume nettoie le palais entre chaque bouchée et donne envie de recommencer indéfiniment.
A ce propos et contrairement à ce qu’on pourrait croire, faire un bon Picon-bière ne s’improvise pas. Voici la recette traditionnelle, celle que vous trouverez dans n’importe quel bar qui se respecte dans l’Est.
La recette du Picon-bière
Ingrédients :
- 3 cl de Picon Bière (ou Amer Picon)
- 25 cl de bière blonde (une pils de préférence)
- Glaçons (optionnel selon les puristes)
Réalisation :
Prendre un verre à bière type « chope » ou « demi » d’environ 30 cl, bien propre et sec.
Si on utilise des glaçons (pratique courante mais débattue), en placer-en 2 ou 3 dans le verre.
Verser les 3 cl de Picon en premier. Cette étape est cruciale : le Picon d’abord, jamais l’inverse !
Incliner légèrement le verre et verser délicatement la bière blonde le long de la paroi pour éviter trop de mousse. Remplir jusqu’à environ 2 cm du bord.
Ne pas mélanger ! Le Picon, plus dense, reste au fond et se mélange naturellement avec la bière au fur et à mesure de la dégustation. C’est ce qui crée ce dégradé de couleurs caractéristique, du brun ambré au blond doré.
Servir immédiatement, bien frais.
Notons qu’il existe des variantes régionales :
Le Picon-bière grenadine : ajoutez 1 cl de grenadine pour adoucir l’amertume
Le Picon-bière sirop : remplacez la grenadine par du sirop de citron
Le Picon double : pour les amateurs d’amertume, doublez la dose de Picon (6 cl)
Le conseil du pro : La température est essentielle. La bière doit être bien fraîche (4-6°C) mais pas glacée, sinon les arômes du Picon sont masqués. Et surtout, buvez-le d’un trait raisonnable : le Picon-bière se déguste relativement vite, avant que la bière ne s’évente.
Voilà, on a fait le point sur ce breuvage qui fait la fierté de l’Est de la France. Pour ceux qui passeront prochainement par Strasbourg ou Besançon, il ne faut pas hésiter à s’accouder au zinc et commander un Picon-bière. Plus qu’un apéritif, c’est un pan entier de la culture populaire française qui sera servi.